Quand la logique de la compétence et de l’expertise entre en contradiction avec les principes fondamentaux de la démocratie.
Mark Bovens et Anchritt Wille signent un livre intitulé Diploma Democracy : The Rise of Political Meritocracy. On y lit que les dirigeants des partis de gauche ont cessé de se recruter parmi les syndicalistes. Ils ont fait les mêmes études que ceux de droite. Dans Success and Luck. Good Fortune and the Myth of Meritocracy Robert H Franks montre que les success-stories sont généralement dues à des coups de chance. Et non à des mérites particuliers. Daniel Markovits, dans The Meritocracy Trap, montre que l’égalité des chances devant les cursus universitaires est un mythe aux Etats-Unis. Les enfants des familles aisées disposent d’avantages écrasants.
Certes, écrit Eric Posner dans Project Syndicate, à mesure que nos sociétés deviennent plus complexes, le nombre des experts requis pour les faire fonctionner ne cesse de croître. Et l’enseignement supérieur a été chargé de fournir nos machineries sociales en spécialistes de toute sorte. Les clivages de classe d’autrefois, assis sur la naissance ou la richesse, ont été remplacés par ce que les Américains appellent désormais un « fossé éducatif » (education gap).
Notre problème à tous, c’est que le règne de l’expertise entre en contradiction avec la logique démocratique. Celle-ci veut que nous disposions tous d’une égale voix au chapitre, lorsque l’intérêt collectif est en jeu. Les experts entendent soustraire au libre-choix du public un nombre croissant de décisions. Trop complexe pour faire l’objet d’un débat démocratique, disent-ils. Et c’est l’une des sources du regain populiste qui menace le fonctionnement de nos démocraties.
Les experts utilisent-ils leurs compétences pour le bien commun ? Ou pour défendre leurs propres intérêts ?
Le règne de l’expertise pose un problème fondamental, poursuit Posner : tous autant que nous sommes – car même les plus qualifiés d’entre nous ne maîtrisent qu’un champ du savoir extrêmement limité – nous devons nous soumettre à des règles que non seulement nous n’avons pas choisie, mais que, bien souvent, nous ne comprenons pas.
Pourtant nous faisons confiance aux météorologues pour savoir s’il fait emporter notre parapluie demain. Nous nous endormons en avion, confiants dans les compétences des pilotes. D’où vient que certains d’entre nous refusent de se faire vacciner, comme nous y incitent les médecins ? Que d’autres ou les mêmes refusent l’évidence du réchauffement climatique ?
De ce que nous ne sommes plus si certains que tous les spécialistes utilisent bien leurs compétences au profit du bien commun. Du soupçon que certains privilégient leurs propres intérêts, cherchent à renforcer leur propre pouvoir. Aux Etats-Unis, les experts auxquels faisait confiance le public ont provoqué des catastrophes. Depuis la guerre du Vietnam jusqu’à la crise de 2008.
L’élitisme en Grande-Bretagne, un rapport accablant du Sutton Trust.
Le fonds Sutton Trust, une organisation caritative britannique, destinée à favoriser, par des études et des bourses, la mobilité sociale, vient de rendre son rapport sur « l’élitisme en Grande-Bretagne ». Il est accablant. Le Royaume-Uni est décrit comme « un pays dont les structures de pouvoir sont dominées par une étroite section de la population et où la mobilité sociale est basse et ne s’améliore pas. » Quelques données chiffrées : seulement 7 % de la population a étudié dans une école privée ; mais 39 % des élites sociales en ont bénéficié. Seulement 1 % de la population a eu la chance d’accéder aux deux prestigieuses universités d’Oxford et de Cambridge. Un quart des élites en provient.
Commentaire de The Economist : « Cette stratification sociale calcifiée est responsable de l’inepte chaos dans lequel nous nous trouvons. La flaque génétique que siphonnent les rangs de l’élite est devenue superficielle et fétide. Ceux qui, au gouvernement, font les lois, ceux qui surveillent les services publics chargés de les mettre en œuvre, ceux qui plaident devant les tribunaux, ceux qui les évaluent dans les journaux sont issus d’une couche tellement étroite que cela pourrait bien être une seule et même personne. Ils donnent le ton, définissent les paramètres de ce qui est institutionnellement accepté.
Cela a toujours été absurde et malsain. Mais récemment, c’est devenu intenable. Le Premier Ministre qui nous a fourrés dans le gâchis du Bexit a été dans la même école et a fait partie du même club de dîneurs de la même université que la personne qui va lui succéder dans les semaines à venir. Le modèle du leadership dans ce pays est en train de se désintégrer. La Grande-Bretagne est gouvernée par une clique égocentrique qui récompense l’appartenance au groupe et privilégie la confiance en soi au détriment de la compétence. »
Un malaise général
Qui aurait cru que The Economist, hebdomadaire de l’élite, libéral et mondialiste, ferait usage d’une rhétorique aussi populiste ? Certes, les Britanniques ont des raisons très particulières de se plaindre de leurs élites dirigeantes. Le Brexit se révèle absolument catastrophique. Mais le malaise envers la méritocratie est en train de devenir général.
Crédits : France Culture