Professeur des Universités en sciences, un certain lundi matin devant un groupe d’une vingtaine d’étudiants en thèse, j’ai dû avouer que je n’avais pas préparé mon cours durant le WE et j’ai proposé de le construire devant eux. « Monsieur, vous allez être enfin plus humain », dit l’un d’eux. Et, comme il présentait ses excuses au moment où j’allais partir. Je l’ai rassuré en lui déclarant qu’il m’avait donné ma plus belle leçon. J’avais 40 ans et plus de quarante ans après, je m’en souviens encore.
Auréolé par une tête bien pleine, j’avais omis qu’elle devait être bien faite (Montaigne). J’aurais pu oublier cet étudiant « intrus » qui a semé le doute sur l’image que j’avais de mon « moi je ». D’autres événements dans ma vie sont venus également attiser mon envie (mon désir) de changer de comportements. Tout en demeurant physicien, je me suis ouvert alors à la psychologie, la psychanalyse, la philosophie surtout moniste de Spinoza, contemporain au XVIIe siècle de Montaigne le dualiste et également à des voies spirituelles monistes de l’Extrême-Orient, en particulier le Taoïsme et le Bouddhisme, à la différence du dualisme judéo-chrétien qui marque profondément notre culture. Et depuis plusieurs décennies, les neurosciences monistes esprit-corps me passionnent, non pas par leur supériorité, mais par les preuves expérimentales qu’elles apportent grâce aux progrès considérables depuis 40 ans des voies pour explorer le cerveau humain, tellement complexe. Imaginez 100 milliards neurones enchevêtrés en interaction grâce à un million de milliards de synapses, pour un poids de 1,3 kg et une consommation de 20 % de notre énergie.
Finalement, j’apprécie le monisme des spiritualités comme le Taoïsme (Yin-Yang), de la philosophie de Spinoza et des neurosciences dont l’un des plus célèbres spécialistes Antonio Damasio a publié « Spinoza avait raison » après « L’erreur de Descartes ». En effet, je suis convaincu que le monisme est une autre voie dont l’éclairage complémentaire est capital dans notre Occident trop dualiste.
Désirs monistes
C’est ainsi que j’ai enseigné au début de ma carrière avec un « moi je » professoral dualiste avec peu de considérations sur la richesse des apports de mes étudiants. Et, au cours de ma vie, à 83 ans dans peu de mois, j’ai constaté que de nombreux top managers et personnalités dans les mondes des entreprises, des politiques, des savoirs, des arts, des religions… sont pourvus d’un « moi je » qui les font ignorer et parfois mépriser les autres. Il en est de même dans les couples lorsque l’un des deux se considère supérieur. Dans ces mondes complexes ainsi (mal) traités se développent des addictions au pouvoir, à l’honneur, à la domination… et souvent au sexe afin de satisfaire des désirs égocentriques forcément dualistes. En revanche, les désirs monistes dans la considération des autres conduisent au bonheur de tous, qui n’est jamais une addiction comme il est montré en neurosciences.
« Nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons » (Spinoza). Ainsi, chacun de nous a des désirs et des comportements complexes à l’image de notre psyché en lien moniste avec notre corps (psyché-corps). C’est un des biais parmi les 25 les plus importants qui limitent notre libre arbitre comme Spinoza l’a affirmé et comme le prouvent les neurosciences plusieurs siècles après. En effet, nous ignorons souvent les causes profondes qui perturbent notre discernement. En fait, elles sont dues aux interactions entre le cerveau limbique primitif inconscient et le cerveau conscient ultérieur destiné aux fonctions plus élaborées du cerveau, situé dans la fine couche de 1 à 4,4 mm d’épaisseur à la surface du cerveau sur 0,26 m2. Le contexte est encore plus détonnant, car chacun se considère comme normal et sain de psyché-corps alors qu’il perçoit les autres comme infiniment complexes.
A ce sujet, il est intéressant de méditer cette histoire vécue au IVe siècle avant notre ère entre un disciple de Lao Tseu, Zhuangzi dont les récits ont permis au Taoïsme de se développer et un jeune philosophe présomptueux Huizi. Un jour qu’ils se promenaient le long d’une rivière, apercevant des poissons s’ébattant dans l’eau, Zhuangzi dit à son ami : « Comme ils ont l’air heureux ! » Huizi aurait alors répliqué : « Comment pouvez-vous savoir si ces poissons sont heureux ou non, puisque vous n’êtes pas poisson ? » Zhuangzi sourit et lui répondit : « Mon ami, comment pouvez-vous savoir ce que je sais ou ce que je ne sais pas des poissons, puisque vous n’êtes pas moi ».
Sortir de ses addictions et routines
S’innover est la condition pour modifier ses modes comportementaux avec le « moi je » comme étendard afin de pouvoir à plusieurs discerner à la recherche d’une solution optimale innovante à un problème posé dans un contexte complexe. Mais comment s’innover et comment discerner à plusieurs sans se trouver dans une Tour de Babel avec des biais ignorés ou inconnus ?
Pour s’innover, il importe de sortir de ses addictions et routines. Les apports des neurosciences indiquent qu’il faut alors générer de nouvelles « autoroutes neuronales » dans le cerveau grâce à sa plasticité afin de supplanter celles qui se sont mises en place dans le cerveau lors du vécu de chacun toujours dû à sa plasticité. Nous ne sommes pas dans le « n’y-a-qu’isme » et pas plus nous ne le sommes pour innover à plusieurs, car alors il faut une vision, des valeurs et une stratégie partagées par les personnes concernées et impliquées et même un objectif qui émerveille (en spiritualité on dirait « qui transcende »), pour que chacun se dépasse comme le montrent les neurosciences.
Alors, chacun se sent libéré et l’intelligence collective peut s’exprimer que ce soit en entreprises ou dans nos autres mondes complexes. A défaut, le top manager décide seul et souvent sans faire appel à son cerveau inconscient dont le rôle est indispensable comme le montrent aussi les neurosciences.
Bernard Baudelet