Les modèles macro-économiques classiques ont fait la démonstration de leurs limites lors de la crise de 2008. La profession a-t-elle fait quelques progrès depuis ?
Si la croissance est repartie, c’est grâce à des méthodes radicalement « non conventionnelles ».
Un, cette crise des subprimes, les économistes ne l’avaient pas prévue. Deux, ils ont été incapables de l’expliquer sérieusement. C’est pourquoi, point trois, ce n’est pas dans la boîte à outils classique qu’ils proposaient, qu’ont été trouvés les expédients qui nous ont permis de renouer depuis avec une vie économique normale. Si la croissance est revenue, c’est grâce à des méthodes tellement « non conventionnelles » que nous ne savons pas en estimer vraiment les risques à l’aide des paradigmes classiques.
C’est pourquoi, écrit Mark Cliffe, chef économiste à la bancassurance néerlandaise ING, la macroéconomie doit subir d’urgence une espèce de visite de révision radicale. Pour ce faire, il y a, dit-il, trois séries de leçons à tirer de la décennie qui vient de s’écouler.
C’est l’instabilité qui est générale
Primo, la présomption selon laquelle l’économie s’autocorrige spontanément est infondée. La meilleure preuve, c’est que la relative stabilité dont nous bénéficions actuellement est le résultat de politiques qui ont tourné le dos à la doctrine de « l’équilibre général ». Nous ne sommes pas entrés dans l’ère d’une quelconque « nouvelle normalité », comme on le prétendait souvent il y a trois ou quatre ans. Non, nous sommes bien plutôt dans une « nouvelle anormalité ». Et c’est l’instabilité qui est générale.
Du reste, poursuit-il, déjà avant la crise, certains théoriciens avaient attiré l’attention sur les distorsions que l’économie numérique avaient fait subir à tout ce qu’on croyait savoir des lois du marché. Elle est, en effet, caractérisée par des rendements d’échelle croissants. C’est d’ailleurs pourquoi les Big Techs ont pu dominer si rapidement des segments de marché au point de se muer en monopoles. De cela, les modèles classiques ne rendent pas compte.
Par conséquent, tenter de savoir où nous en sommes et ce qui nous attend à l’aide de la bonne vieille théorie des cycles du capitalisme, par exemple, est illusoire. Ca non plus, ça ne marche plus. La vérité, c’est – je cite – que « l’avenir est fondamentalement incertain et que tous les risques ne sont pas quantifiables ». Avouez que lorsqu’on exerce le double métier de banquier et d’assureur, ce qui est le cas de Mark Cliffe, il y a de quoi paniquer !
Economie de casino : c’est reparti de plus belle. Avec l’encouragement des banques centrales…
Deuxio, la financiarisation de l’économie mondiale fragilise les économies nationales. Une correction brutale de la valeur des actifs – pour être clair : l’éclatement inévitable des bulles créées par les liquidités surabondantes – risque de rendre les dettes irremboursables. Or nous ne pouvons rien prédire dans ce domaine, avoue notre économiste. Il le confesse en passant : le soutien prodigué par les banques centrales aux instituts financiers et aux Etats, sous forme de rachat d’actifs, destiné à les soulager de leurs dettes, a fortement contribué à les encourager à prendre de gros risques. Quand les actifs grimpent tout seuls et que le crédit est gratuit, pourquoi se gêner ? On fonce, oui !
Vous vous souvenez des débats sur l’aléa moral, il y a une dizaine d’années. Vous remarquerez qu’on n’en parle plus guère. Et encore moins de l’idée de faire payer l’addition par ceux qui ont pris des risques insensés. Les banques centrales sont là pour couvrir les paris risqués en cas de pertes tellement énormes qu’elles menaceraient le système lui-même.
En outre, les inquiétudes quant à l’environnement et à la dégradation du climat devraient faire prendre en considération les ressources naturelles, ainsi d’ailleurs que le capital humain. Là encore, la science économique doit confesser son inadaptation.
La politique s’en mêle
Tertio. L’aggravation des inégalités a propulsé au pouvoir un certain nombre de leaders populistes. Ils remettent en cause l’indépendance des banques centrales. Ils menacent le monde de guerres commerciales, très risquées pour l’économie. Les consensus sur lesquels reposait la forte croissance de l’avant-crise sont en train de s’éroder dangereusement. Nous entrons dans une ère de troubles sociaux, alimentée par le ressentiment des perdants de la mondialisation envers ses gagnants.
Utime remarque de Mark Cliffe : dans l’immédiat après-crise, la colère populaire ciblait les banques et la finance. A présent, elle a dans le viseur les géants de la high-tech. Peut-être parce que, jusqu’à présent, ils ont utilisé le caractère « immatériel » d’une bonne partie de leurs activités, pour éviter de payer leurs impôts là où ils font leurs bénéfices.
Conclusion : les professionnels de la macro-économie ont encore des progrès à faire s’ils veulent continuer à être écoutés. Pour l’heure, ce sont des oracles qui donnent l’impression de lire dans le marc de café… Et leur impuissance à prédire l’avenir constitue un facteur supplémentaire de déséquilibre.
Crédits : France Culture