Une série de livres, récemment parus aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, témoigne d’une inquiétude grandissante envers l’avenir de la démocratie.
La démocratie n’aura-t-elle été qu’une parenthèse enchantée dans l’histoire des institutions politiques ? C’est la question que posait Raymond Aron, à Londres, dans la Revue de la France Libre. Dès les années trente, il y avait de quoi alors être pessimiste. A l’exception de la Tchécoslovaquie, toutes les fragiles démocraties mises en place à travers l’Europe sur les indications du président Wilson après la victoire des Alliés en 1918 s’étaient écroulées les unes après les autres.
Comme un château de cartes. A cette époque, ungrand nombre d’intellectuels européens estimaient que la démocratie était condamnée. Elle entretenait, disait-on, la division au sein des nations, alors que les régimes autoritaires mobilisaient les peuples au service de leurs projets grandioses. L’instabilité gouvernementale des régimes parlementaires contribuait à les affaiblir en privant leur politique étrangère de continuité. Les dictatures, qu’elles se réclament du fascisme ou du communisme, étaient jeunes, dynamiques, enthousiastes. Les démocraties apparaissaient exténuées, corrompues, cacochymes. Aron, qui persistait à croire que les puissances démocratiques pouvaient cependant l’emporter, était bien isolé.
Vents mauvais
Et pourtant, un demi-siècle plus tard, à la fin des années quatre-vingt, la démocratie avait bel et bien enterré les deux totalitarismes. Contre toute attente. L’aspiration à la démocratie paraissait universelle et irrépressible. Après avoir triomphé des fascismes sur le terrain même où ceux-ci se vantaient de régler les divergences – les champs de bataille —, les démocraties assistaient à l’effondrement de l’empire soviétique, rejeté par les peuples.
A cette époque, une véritable euphorie s’empara des élites intellectuelles. Le mythe de la « fin de l’histoire », lancé par Fukuyama, n’était que l’un des symptômes d’une illusion fort répandue. Reprenez les déjà vieilles histoires de la démocratie, écrites dans ces années 1980/90. Vous les trouverez invariablement glorieuses, vouées à l’autocélébration. C’était le récit enchanté d’une incontestable victoire des forces de la Liberté sur celles du despotisme. Sur le modèle de La phénoménologie de l’Esprit de Hegel, elles étaient écrites au futur antérieur, de manière téléologique : à partir d’une « fin » triomphale et connue d’avance, elles vous expliquaient pourquoi ce succès était nécessaire et inéluctable. A la manière de la Providence divine, un Esprit bienveillant paraissait avoir veillé à l’élection du meilleur des régimes possibles
L’humeur a changé en trois décennies ! Ce bel optimisme démocratique n’est plus de saison. Prenez Larry Diamond. En 1990, il lance The Journal of Democracy. A l’origine, une revue savante qui étudie les progrès et les échecs de la démocratie à travers le monde. En 1990, puis, à nouveau en 1996, il coédite, avec Marc Plattner, un recueil de textes d’analyse enthousiastes. Le titre : The Global Resurgence of Democracy. Oui, à cette époque encore, la démocratie paraissait en pleine résurrection (Resurgence) et cette résurrection semblait mondiale (Global). Par la suite Larry Diamond s’est lancé alors dans une véritable croisade pour la démocratie. En tant qu’expert en « transitologie », il a travaillé dans plus de soixante pays.
Revenu à son bureau de professeur de sociologie à Stanford, le même Larry Diamond, vient de publier un livre intitulé « Ill Winds ». Vents mauvais. Il est atterré. « Après trois décennies durant lesquelles la démocratie s’était propagée, écrit-il, et une autre où on l’a vue stagner et lentement s’éroder, nous assistons en ce moment à un recul mondial de la liberté. » Larry Diamond est aux premières loges. C’est dans son Journal of Democracy que Yascha Mounk a publié les articles alarmants sur le recul général de la démocratie qui ont constitué la base de son fameux livre, Le peuple contre la démocratie.
Démocrates illibéraux contre libéralisme non démocratique…
Pour Mounk, l’origine de la crise actuelle, c’est le découplage entre démocratie et libéralisme – alors que leur appareillage allait de soi pour Fukuyama. En gros, la démocratie, c’est le suffrage universel et la souveraineté populaire. Le libéralisme, c’est le respect de la Loi, la séparation des pouvoirs et le contrôle de constitutionnalité. Or, de plus en plus de leaders, parce qu’ils ont été choisis par une majorité d’électeurs au cours d’élections plus ou moins régulières, refusent les obstacles mis à leur pouvoir. Ce sont les démocrates illibéraux – Poutine, Erdogan, Orban, etc. Mais leur attrait pour une partie de la population provient des obstacles mis, par les juges ou les instances internationales, à la souveraineté nationale. Le libéralisme non démocratique.
Les démocraties devraient resserrer leurs alliances face à la menace que la Chine fait peser sur elles. Car celle-ci incarne dorénavant un contre-modèle, autoritaire et performant.
Dans Vents mauvais, Diamond met en garde les démocraties : les interférences de Poutine dans les élections minent les pays encore réellement démocratiques. Pour lui, elles suffisent à expliquer l’invraisemblable victoire de Donald Trump, véritable « Orban américain ». En outre, les démocraties devraient resserrer leurs alliances face à la menace que la Chine fait peser sur elles. Car celle-ci incarne dorénavant un contre-modèle, autoritaire et performant.
Crédits : France Culture