Nous avons tendance à surestimer notre compréhension du fonctionnement de nombreux dispositifs. C’est cette illusion de profondeur qui nous fait croire que nous savons comment fonctionne une chasse d’eau.
Il y a dix-sept ans, dans la revue Cognitive Science, deux psychologues créaient un sigle nouveau, IOED. Pour Illusion Of Explanatory Depth. Adapté en français par l’expression « Illusion de profondeur explicative ». Leonid Rozenblit et Frank Keil, ses auteurs, avaient posé à un certain nombre de personnes des questions : pouvez-vous nous expliquer comment fonctionne une fermeture-éclair ? Et encore : sauriez-vous décrire le mécanisme d’une chasse d’eau ? La grande majorité des réponses obtenues étaient positives. Quoi de plus simple qu’une fermeture-éclair et qu’une chasse d’eau, n’est-ce pas ? Ces inventions nous sont tellement familières que leurs fonctionnements nous paraissent d’une extrême simplicité. Et pourtant, dès lors qu’il faut les analyser et les décrire en détail, l’exercice se révèle beaucoup plus difficile. La grande majorité des personnes ayant répondu positivement à nos deux psychologues s’embrouillèrent, et durent convenir que, finalement, non, elles ne savaient pas exactement comment ça marchait. Ni une fermeture-éclair ni une chasse d’eau.
Dans un article paru dans le magazine politique britannique, The New Statesman, l’essayiste Ian Leslie, applique l’Illusion de profondeur explicative à la sphère politique. Pour lui, le mal qui ronge nos démocraties est moins le populisme que ce qu’il appelle le simplisme. Et il se sert d’une autre métaphore. Celle des côtes anglaises. Vues d’avion, elles paraissent assez bien découpées, conformes en tous cas aux dessins des cartes géographiques. Mais si vous vous en approchez, vous irez de surprise en surprise, tant elles sont découpées, irrégulières. Vous aurez beaucoup de mal à retrouver le dessin de vos cartes.
Croyant savoir, alors qu’on croit sans savoir, nous remplaçons l’analyse par des slogans
De manière générale, observe Ian Leslie, plus on regarde les choses en détail et de près, plus on réalise qu’elles sont compliquées. Et plus on se rend compte qu’elles ne cadrent pas avec nos idées a priori. On tombe sur d’innombrables exceptions aux lois qu’on croyait connaître, à des conséquences parfaitement imprévues par nos raisonnements les mieux assurés. Mais plutôt que de le reconnaître, nous avons tendance, face à cette complexité, à nous mentir à nous-mêmes. Nous croyons savoir. Et nous refoulons les données qui ne cadrent pas avec nos schémas de pensée. Nous remplaçons l’analyse par les slogans faciles du prêt-à-penser.
Pas besoin de savoir comment fonctionne une fermeture éclair ou une chasse d’eau, pour utiliser ces deux inventions de manière régulière…
Certes, collectivement, nous en savons long. Mais individuellement, fort peu. La réalité politique et sociale est extraordinairement complexe. Parce que le monde est devenu interdépendant, divers et que les nouvelles technologies déjouent les résultats escomptés. Mais ce que réclament les électeurs, c’est une présentation simple, une mise à plat, la ligne claire, si vous voulez. Ce n’est pas nouveau. Mais ce qui l’est, peut-être, c’est l’apparition d’une espèce nouvelle de politiciens qui en rajoutent sur le simplisme. Et qui, de ce fait, séduisent les électeurs par leur incompétence même.
En réalité, à de rares exceptions près, les politiciens n’en savent pas beaucoup plus que le commun des électeurs, prétend Ian Leslie. Ils seraient tout aussi en peine d’expliquer le fonctionnement de nos Etats-providences que celui d’une fermeture éclair ou d’une chasse d’eau. Mais certains d’entre eux sont arrivés à conquérir le pouvoir en dénonçant le pouvoir des experts. En se faisant gloire de leurs lacunes. Parce qu’elles sont censées les rapprocher du citoyen de base.
Des politiciens simplistes, qui prétendent renégocier le Brexit avec une UE dont ils ignorent le fonctionnement
Ainsi, le Brexit, poursuit cet essayiste britannique est une affaire effroyablement compliquée. Peu de gens peuvent se vanter d’en saisir les implications dans le détail. D’après Leslie, […] aucun [négociateur britannique] ne sait au juste comment fonctionne cette Union européenne avec laquelle ils prétendent négocier un retrait plus avantageux pour leur pays. […] Le simplisme se décline différemment, conclut-il, selon qu’il est manié à droite ou à gauche. Le simpliste de droite tâche de mettre tout ce qui échoue sur le dos des étrangers. A gauche, on a le simplisme conspirateur : tout est de la faute d’une élite qui ne se préoccupe réellement que de ses propres intérêts.
Quant aux libéraux, selon Ian Leslie, ils prennent tous les autres pour des imbéciles… Pas faux.
Crédits : France Culture