Comment expliquer que de nombreux managers adoptent au même moment les mêmes outils alors qu’ils appartiennent à des secteurs d’activités différents, soumis à des logiques distinctes ? La problématique n’est pas nouvelle et a déjà fait l’objet déjà de nombreux travaux passionnants (Christophe Midler, Eric Abrahamson, Alfred Kieser, Maurice Thévenet etc.).
Pour tenter de mieux comprendre les mécanismes complexes d’adoption et de diffusion des outils de gestion au sein des entreprises, nous avons mené une étude fondée sur un outil fictif. Nous avons testé une variable atypique, jusqu’alors peu explorée : la nationalité de l’outil.
Nombre de travaux, notamment en marketing, ont déjà mis en évidence l’effet du pays d’origine sur la perception du consommateur dans le domaine du parfum, de l’automobile ou encore du prêt-à-porter, mais qu’en est-il au juste des managers et des outils sur lesquels reposent leurs décisions ? Les managers les choisissent-ils comme n’importe quel autre produit de consommation, voiture, vêtement ou accessoires de mode ?
Le management, victime de la mode
Les théoriciens du management interprètent les phénomènes d’adoption simultanée des nouveaux outils de gestion à l’aune de la sociologie des modes. Selon eux, ces dynamiques d’adoption sont la marque d’une subordination aux normes sociales. La diffusion d’un nouveau mode de management répondrait à un cycle de vie générique (invention, découverte, explosion, déclin). Pour se distinguer, les dirigeants les plus réputés auraient tendance à adhérer très tôt aux nouvelles pratiques de gestion. Le désir d’être associé à cette « élite » inciterait ensuite les managers à imiter ce comportement. Les premiers adoptants perdraient alors le prestige associé à l’exclusivité de ladite pratique et se tourneraient de façon ponctuelle vers une nouvelle approche, moins répandue, pour réaffirmer leur individualité.
Autrement dit, lorsque des organisations peu connues ou réputées pour être peu innovantes adoptent une nouvelle pratique de gestion, les entreprises leaders et progressistes s’apprêtent déjà à l’abandonner… D’où la succession sans fin des modes managériales. Quels sont les facteurs influençant la diffusion de ces dernières ?
Une expérience fondée sur un canular
Les théoriciens des modes managériales ont identifié de nombreux facteurs cruciaux pour l’adoption ou le rejet des nouvelles méthodes de management : conjoncture économique, discours promotionnel, prestige de l’institution à l’origine de l’outil, réputation du cabinet prescripteur, statut des experts promoteurs… Notre étude a eu pour objet de tester une variable atypique, jusqu’alors peu explorée : la nationalité de l’outil.
Notre étude postule plus exactement que l’image dudit pays inscrit l’outil dans un univers de référence qui tend à orienter l’attitude des managers. Concrètement, nous avons présenté à un premier groupe de managers un outil fictif comme étant originaire d’un pays A. Puis nous avons présenté le même outil à un second groupe en précisant qu’il était originaire d’un pays B.
Nombre de travaux, notamment en marketing, ont déjà mis en évidence l’effet du pays d’origine. Notre méthodologie s’appuie sur les travaux de Frémeaux et Marcovici (« Du canular comme outil de recherche en gestion », 2007). Concrètement, nous avons présenté à un premier groupe de managers un outil fictif comme étant originaire d’un pays A. Puis nous avons présenté le même outil à un second groupe en précisant qu’il était originaire d’un pays B. Nous avons alors étudié la propension des managers à adopter, ou non, l’outil.
L’outil fictif était intitulé « contrôle de croissance » et visait à aider les managers à anticiper et à renforcer la croissance de leur entreprise. Le choix des pays d’origine s’est donc fait sur des critères déterminant le dynamisme économique d’une nation (PIB, taux de chômage, taux de croissance). Au final, l’Allemagne et la Grèce ont été retenues. L’étude se focalisait sur la zone euro afin de faciliter la comparaison des résultats. Un test de contrôle a par ailleurs permis de vérifier auprès des participants à l’étude que les deux pays renvoyaient effectivement à une image de dynamisme économique pour l’un, et de déclin pour l’autre.
La référence à chacune des deux nations a été mise en évidence dans un document de présentation à travers les cinq variables suivantes : intitulé du dispositif, nom des chercheurs, de leurs universités, des prix obtenus, et des entreprises mentionnées. Nous avons opté pour des noms de chercheurs, d’entreprises et de prix entièrement fictifs, afin d’éviter tout biais et pour pallier une éventuelle nuance de légitimité. Le discours promotionnel était parfaitement identique, à l’exception faite des cinq variables précédemment mentionnées.
Après présentation de l’outil sur cette base, vingt-deux entretiens semi-directifs ont été menés, la moitié des répondants ayant été confrontés au modèle allemand, et l’autre moitié au modèle grec. Les questions visaient à évaluer la perception à l’égard de l’outil, et la propension à l’adopter. Une fois l’entretien terminé, les sondés ont été informés du canular et des motifs scientifiques de l’étude.
Le pays d’origine importe
L’analyse des données montre que plus de 50 % des sondés seraient prêts à adopter l’outil, quelle que soit sa nationalité d’origine. Ce résultat constitue en soi une problématique majeure, car l’outil présenté était simpliste et imparfait, ce qui pose la question de l’adoption de solutions inefficaces par certains managers.
Pour d’autres répondants, en revanche, la nationalité de l’outil importait effectivement : 63 % auraient plutôt été prêts à adopter l’outil allemand, contre 54 % pour l’outil grec. Les verbatim indiquent que les managers font un amalgame entre la réputation de performance économique du pays d’origine de l’outil et son efficacité présumée. Cette observation confirme les intuitions de Midler qui, en 1986, établissait un lien de corrélation entre la perte d’intérêt pour une méthode de management suédoise et l’essoufflement économique de ce pays, alors même que ledit outil managérial demeurait pertinent…
La peur de l’amalgame influe sur la décision
Il importe de noter que l’effet du pays s’accroît à mesure que l’on interroge la propension du sondé à assumer, ou non, l’outil dans un contexte social (en l’occurrence ici, son entreprise). 60 % des managers interrogés encourageraient en effet volontiers leur N+1 à adopter l’outil allemand, contre 47 % pour le modèle grec. Par ailleurs, 58 % ne verraient aucun inconvénient à promouvoir l’outil allemand en présence de l’ensemble de leurs supérieurs hiérarchiques, alors que 32 % seulement le feraient pour le modèle grec.
Les verbatim révèlent que les managers craignent un risque de confusion, ou tablent au contraire sur un amalgame flatteur entre leur personne et la performance du pays d’origine de l’outil.
On aboutit en conséquence à une posture de communication, qui tend à corroborer les travaux néo-institutionnalistes plaçant la recherche de légitimité au cœur du comportement politique des managers. À ce titre, ce comportement pourrait s’expliquer par les exigences normatives souvent requises pour obtenir plus aisément l’aval des parties prenantes.
Les jeunes plus conformistes que les seniors ?
Autre résultat surprenant : les managers de moins de 25 ans rejettent massivement le modèle grec, et refusent catégoriquement de le promouvoir auprès de leur hiérarchie. Les sondés de plus de 45 ans se montrent au contraire plutôt bienveillants et favorables aux deux options. Ces résultats sont d’autant plus inattendus qu’ils remettent en cause une idée bien établie selon laquelle les jeunes seraient plus enclins à innover et à briser les codes que les managers expérimentés.
Ces résultats pourraient s’expliquer de plusieurs façons. La séniorité pourrait favoriser la prise de recul, les managers expérimentés adoptant des positions plus distanciées à l’égard de facteurs « cosmétiques » tels que la marque ou le pays d’origine… Il est également envisageable qu’ils disposent d’une plus grande latitude vis-à-vis des tendances en vigueur, de par leur position hiérarchique plus favorable.
Indépendamment de l’âge des répondants – les résultats de ces travaux posent plusieurs questions : comment rendre plus efficace le processus d’adoption de nouvelles pratiques managériales ? Comment amener les managers à être plus audacieux ?
Ces interrogations sont d’autant plus vives que l’innovation managériale constitue aujourd’hui un impératif majeur : étant données l’intensité et la créativité concurrentielles, s’affranchir des doctrines managériales formatées et des effets de mode peut plus que jamais faire la différence.
Romain Zerbib, enseignant-chercheur en stratégie.
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