À la suite de mon dernier article – Je veux du concret ! – je reviens sur cette notion de concret et celle, opposée, qui a plutôt mauvaise presse chez ceux qui aiment l’action, d’abstrait.
« Mettons-nous en action et menons des projets concrets », nous incite un vigoureux message posté sur LinkedIn.
Je me demande d’abord ce qu’est un « projet concret ». Ou plutôt ce que serait un projet qui n’est pas concret, un projet abstrait en somme. Je suis certain – disons, aussi certain que possible – que l’auteur serait d’accord avec moi : un projet, c’est du tangible ou alors c’est une velléité, une idée en l’air. Je parierais volontiers qu’il a utilisé cet attelage sans trop y réfléchir, comme je le fais moi-même très souvent quand j’écris. Nous ne sommes pas Flaubert qui ruminait chaque phrase pendant des heures.
Vertige
C’est sans doute qu’il y a quelque chose de rassurant dans cette idée de « projet concret ». D’ailleurs, j’observe souvent, dans les conversations, que les gens un peu perdus à l’écoute d’explications, finissent par demander : « et concrètement, ça veut dire quoi ? » Ou bien, de même, quand j’expose une proposition d’intervention, se pose souvent la question de « concrètement, vous allez faire quoi ? »
Dès que souffle le vent des hauteurs de l’abstraction, nous sommes nombreux à nous sentir pris de vertige. Si pour ma part, j’utilise peu le mot « concret », je demande volontiers des « exemples », ce qui revient peu ou prou au même.
Il y a que l’abstrait est souvent de nature à nous sortir de notre zone de confort ; ou peut-être même que ce qui nous sort de notre zone de confort nous semble abstrait.
Car enfin : demandez à un mathématicien ce qui est abstrait et ce qui est concret, vous risquez d’avoir des surprises : pour lui, un espace vectoriel, une courbe, une fonction sont des choses parfaitement concrètes, tangibles.
À un autre niveau, j’ai eu à me frotter à cette compréhension des mathématiques en donnant des cours de mathématiques à des élèves en difficulté, ce qui m’a moi-même mis souvent en difficulté. Une des grandes marches à franchir dans cet apprentissage est celle du calcul littéral. C’est-à-dire la compréhension de ce qu’est « x » dans, par exemple, 3x + 2 = 8. Un élève qui n’a pas franchi cette marche pourra répondre à la question : tu achètes 3 friandises, tu donnes 8 euros, la boulangère t’en rend 2 : combien coûte la friandise ? Mais il ne pourra pas résoudre l’équation ci-dessous, car il ne fait pas le lien entre les deux. Il ne voit pas le concret dans l’équation. Pour lui, c’est complètement abstrait, au sens populaire, c’est-à-dire complètement incompréhensible.
Une rambarde
La même sorte de marche intervient plus tôt encore dans l’apprentissage, entre la capacité à compter jusqu’à trois : trois crayons, trois arbres dans la cour, trois élèves qui discutent ; et la capacité à appréhender le nombre trois en tant que tel. À voir en somme ce qu’il y a de commun entre trois crayons, trois arbres, trois élèves.
Ce qui confirme dans l’idée que le concret se situe dans notre zone de confort ou notre zone de compréhension du monde. Et que notre demande d’avoir des choses concrètes est, selon les circonstances, l’aveu d’une incompréhension de notre part ou bien la manifestation de notre inquiétude devant l’inconnu. Le concret, c’est comme une rambarde à laquelle se tenir face au grand vide de l’inconnu.