Selon de nombreux experts, la nouvelle révolution industrielle que nous traversons, marquée par la disruption, va détruire des millions d’emplois. Comment accompagner ce qui apparaît comme inéluctable ? Et quelle est l’ampleur des changements à accomplir ?
Automatisation, appareils connectés, intelligence artificielle, désintermédiation… autant de phénomènes dont la montée en puissance dans notre économie risque de laisser bon nombre d’entre nous sur le bas-côté de la route. La « disruption », mot dérivé de disrumpere, quisignifie « briser en morceaux », prend de vitesse nos organisations sociales et fait précisément voler en éclats nos modes de vie traditionnels. Parmi les experts, le médiatique Laurent Alexandre, lors d’une audition au Sénat, tire la sonnette d’alarme. « Dans le futur, tous les gens qui ne seront pas complémentaires de l’intelligence artificielle seront soit au chômage, soit avec un emploi aidé. Pas 99 % des gens. 100 %. »
Alors que faire ? « Le revenu universel de base est absolument suicidaire […] Si tous les gens qui ne sont pas complémentaires de l’IA, on les met sur le côté, on leur donne des jeux et du cirque, dans 50 ans on a Metropolis et dans un siècle on a Matrix. » Laurent Alexandre appelle à une transformation de notre système éducatif. « Il faut qu’on se batte jour et nuit en réformant l’éducation et le système professionnel pour assurer la complémentarité des travailleurs, quel que soit leur niveau de qualification, avec l’IA faible. Sinon c’est un suicide collectif et c’est de l’irresponsabilité politique. Et pas seulement des politiques : c’est une irresponsabilité politique de l’ensemble de la société civile. »
Double capacité contradictoire
Bernard Stiegler partage le constat de Laurent Alexandre, mais apporte un regard différent sur les solutions à apporter. L’important pour le philosophe est de combattre « l’automatisation des esprits », c’est-à-dire leur asservissement. La lecture d’un court ouvrage, L’emploi est mort, vive le travail, coécrit avec Ariel Kyrou, nous éclaire sur les futurs possibles. Bernard Stiegler part du constat que les technologies sont capables du meilleur comme du pire en fonction de la manière dont on les oriente. Les technologies peuvent en effet augmenter notre « puissance de vie », mais aussi la réduire. Elles révèlent le meilleur comme le pire de nous-mêmes et de notre société. Les technologies sont ce que les Grecs appelaient un pharmakon, à la fois poison et remède. Elles peuvent générer de l’intelligence collective et contribuer au développement individuel. A contrario, elles peuvent servir à alimenter notre boulimie consumériste en anticipant ou provoquant nos désirs d’achats, en traquant nos comportements sur Internet via le profilage publicitaire ou en mobilisant des disciplines nouvelles comme le neuromarketing pour nous manipuler avec toujours plus de raffinement et d’efficacité.
Les technologies sont tout à la fois le meilleur et le pire. Tout comme le travail… pris également dans une tension identique. Le travail en effet peut faire de nous de simples instruments, nous abrutir… et à l’inverse nous enrichir, rencontrer l’autre, accroître notre créativité.
Notre époque est celle où cette « double capacité contradictoire » du travail se trouve fécondée par les technologies, elles-mêmes traversées par cette même logique. Le défi complexe que nos sociétés doivent relever consiste à traverser la zone de turbulence actuelle en évitant la casse humaine.