Patrick Viveret est philosophe et essayiste, impliqué dans de nombreux mouvements citoyens français et actif sur le plan international pour faire avancer le concept de citoyenneté mondiale. Selon lui, il y a urgence à résister aux pouvoirs autoritaires qui prolifèrent en déployant toute l’énergie créatrice dont les hommes sont capables. Il en va de leur devenir.
Quelles sont aujourd’hui vos activités principales ?
Patrick Viveret: Mes activités au sein de « Dialogues en humanité » —un forum mondial sur la question humaine pour sortir de l’impuissance et de l’indifférence — ou des Forums sociaux mondiaux participent toutes du même projet, donner à la citoyenneté du peuple de la terre un contenu concret. Le projet sur lequel je travaille aujourd’hui, avec entre autres Edgar Morin, c’est la création d’un conseil de sécurité de l’humanité. Le conseil de sécurité de l’ONU ne traite pas de cette question, son action est même contre-productive, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que les cinq membres permanents sont les plus grands vendeurs d’armes du globe. Ce projet s’inscrit dans la lignée du Serment de Paris 21 COP dans lequel les signataires s’engageaient notamment « à préserver la capacité de bien vivre des générations présentes et futures ». Cela passe selon nous par la création d’un processus constituant à l’échelle mondiale en s’appuyant sur des éléments juridiques développés par exemple par l’universitaire Mirelle Delmas-Marty, qui propose l’approche d’une souveraineté solidaire et non solitaire ce qui permet de penser la notion d’un bien commun mondial. Ou sur la saisine de la cour pénale internationale par des mouvements citoyens en cas d’écocides considérés comme des crimes contre l’humanité. Les premières ébauches de ce processus constituant pourraient prendre corps dans les villes monde, terrain propice pour réfléchir à ces questions. Les réfugiés seraient par exemple les premiers à qui l’on donnerait le passeport de citoyenneté du peuple de la terre.
Vu la situation mondiale et les tensions grandissantes entre certains pays, la montée du populisme… il y a urgence à proposer des alternatives d’organisation à l’échelle de la planète ?
P. V. : Oui, il y a urgence à concrétiser la notion de citoyenneté du monde depuis que Donald Trump a été élu président des Etats-Unis. En réponse à cette élection, 200 villes américaines se sont déclarées villes sanctuaires en opposition à la politique sexiste, raciste, anti-écologiste de Trump. Sur ces territoires, la déclaration universelle des droits humains devient un socle juridique de droits opposables. La désobéissance civile fait également partie de l’arsenal de défense. Ces initiatives portent en elles le germe d’un potentiel mouvement mondial en opposition aux pouvoirs autoritaires qui prolifèrent.
Et en France, sur quelle problématique vous engagez-vous ?
P.V. : Je suis engagé dans de nombreux mouvements citoyens, tels que Les Jours heureux, une initiative lancée par des jeunes qui s’inspirent des propositions du Conseil national de la résistance qui réunit des groupes très divers (Attac, Colibri, la fondation Nicolas Hulot, etc.). Par ailleurs, quinze ans après la publication de mon rapport « Reconsidérer la richesse » je travaille toujours sur cette question à travers une méthodologie de la comptabilité bénéfique que j’ai pu expérimenter dans des entreprises et des administrations. Il s’agit d’enregistrer les activités bénéfiques d’une part, sources de bienfaits pour les êtres humains ou leur environnement, et les pertes d’autre part entendues au sens réel du terme c’est-à-dire perte de valeur en tant que « force de vie ». Enfin, je suis toujours très impliqué dans le mouvement SOL qui réunit une vingtaine de monnaies solidaires créées par des citoyens pour échanger des biens et des services respectant des valeurs éthiques, à forte consistance sociale et environnementale.
L’enjeu, c’est la reliance de ces différentes initiatives afin de construire un écosystème global reposant sur la comptabilité bénéfique, les monnaies solidaires, des territoires en cohérence avec ces deux propositions, des expérimentations autour du revenu de base payé en monnaies citoyennes… Autant de perspectives de mutation qui vont dans le sens du « bien vivre ».
Ce qui était considéré comme une initiative utopique il y a quelques années prend aujourd’hui corps dans des grandes villes comme Toulouse ou Nantes ou sur des territoires entiers tel que le Pays basque. L’enjeu, c’est la reliance de ces différentes initiatives afin de construire un écosystème global reposant sur la comptabilité bénéfique, les monnaies solidaires, des territoires en cohérence avec ces deux propositions, des expérimentations autour du revenu de base payé en monnaies citoyennes… Autant de perspectives de mutation qui vont dans le sens du « bien vivre ».
Depuis la publication de votre rapport, est-ce qu’il y a eu des évolutions notables sur la façon de calculer la richesse des pays ?
P.V. : Disons que les choses bougent, mais pas très vite. Il y a notamment eu la mise en place en 2008, à l’initiative du gouvernement français, de la commission Stiglitz sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Le rapport qui en a découlé a conforté les axes du mien – notamment sur la nécessité de créer de nouveaux indicateurs de richesse intégrant des composantes écologiques et sociales —, lui conférant en plus un crédit international. L’OCDE a pour sa part reconnu les bienfaits de cette approche et a proposé d’intégrer des indicateurs de bien-être dans ses propres données. L’ONU, enfin, a reconnu la pertinence du bonheur national brut mis en place au Bhoutan. En France, la loi Eva Sas sur la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition et l’évaluation des politiques publiques a été adoptée en 2005.
Quel regard portez-vous sur la période actuelle ?
P.V. : La période porte en elle tout autant des dangers majeurs pour l’humanité que de réelles opportunités. Il y a une double polarisation : une polarisation régressive qui repose sur les peurs, les replis identitaires, les logiques autoritaires et une polarisation créative. Le monde prend collectivement conscience que se joue en ce moment le devenir de l’humanité ; l’enjeu nécessite une mise en application rapide de la citoyenneté mondiale avec une nouvelle approche du pouvoir, de la richesse, de la culture, des spiritualités – celles-ci étant une chance si elles ne sombrent pas dans le fondamentalisme religieux —, etc. Face aux dangers qui nous guettent, je dirai, à l’instar du moine bouddhiste Matthieu Ricard, qu’il est trop tard pour être pessimiste. De fait, les forces créatrices sont à l’œuvre et on observe une résistance passive des sociétés qui refusent les logiques de violence. Une chose est sûre : il y a urgence à mobiliser l’énergie créatrice et positive.
Une énergie que l’on retrouve notamment dans les mouvements citoyens, qui peinent pourtant à trouver leur place dans la démocratie représentative.
P. V.: Je ne présenterai pas les choses de cette manière. Dans le monde, on assiste à l’épuisement de la démocratie de compétition, ce qu’on appelle la « démocrature », qui ne garde de la démocratie que le fait électif menant à des choix binaires qui instrumentalisent les peurs et se focalisent sur des personnes. Les leaders comme Trump, Poutine, Erdogan… jouent sur les régressions émotionnelles, ce qui nous expose à des risques graves. La réponse à apporter c’est de construire de nouvelles formes démocratiques, car aujourd’hui nous ne sommes même plus dans une démocratie représentative, je la qualifierai plutôt de délégative : nous faisons une fois de temps en temps un chèque en blanc à des élus qui sont loin de représenter l’ensemble de la société.
Et dans ce travail en profondeur de refonte de la démocratie, quel rôle jouent les mouvements citoyens ?
P.V. : Les mouvements citoyens travaillent à la mutation qualitative de la démocratie. Par exemple, laprimaire.org a expérimenté le vote de valeurs : la question posée à l’électeur n’est plus « quel est votre candidat préféré ? », mais « quelle est votre opinion sur chacun des candidats ? » Ailleurs, comme à Saillans (Drôme) où une liste citoyenne a remporté les élections municipales en 2014, c’est le vote sans candidature qui a été mis en place. Aujourd’hui, via des rencontres telles que « Les Jours heureux » d’où ont émergé 25 propositions, un processus de reliance entre des mouvements aux cultures différentes est à l’œuvre. Il y a de la créativité dans chacun d’entre eux, mais jusqu’à maintenant elle s’exprimait de façon locale et fragmentée. C’est moins le cas aujourd’hui.
Quel est l’avenir de ces mouvements citoyens ?
P.V. : L’enjeu actuel c’est d’enrayer les logiques régressives et de profiter de cette situation chaotique pour inventer de nouvelles formes démocratiques. Avant, la créativité des mouvements citoyens s’exprimait dans des domaines sociétaux, environnementaux, culturels… Ce qui est nouveau, c’est le passage de cette créativité à une échelle politique. Des initiatives telles que Ma voix – une expérience démocratique testée lors des législatives de 2017 —, Saillans, Les Jours heureux, etc. en sont la preuve. Aujourd’hui, le travail se poursuit avec en ligne de mire les prochaines municipales — terrain idéal pour promouvoir le pouvoir de création au détriment du pouvoir de conquête —, ce qui laisse du temps pour s’organiser. Car ce qui est à l’œuvre c’est une mutation d’ordre comportementale dans le rapport au pouvoir. Première mutation : quitter la démocratie de compétition pour évoluer vers une démocratie coopérative qui grâce à l’intelligence collective permet de poser des diagnostics et rechercher des solutions. Deuxième mutation : passer des formes délégatives à une démocratie beaucoup plus participative qui intègre du reste les logiques de représentation – on ne peut pas appliquer la démocratie directe tout le temps. Enfin, troisième mutation, nous devons nous éloigner d’une démocratie quantitative pour aller vers une démocratie qualitative : les lanceurs d’alerte remplissent une fonction essentielle même s’ils sont peu nombreux tout comme les lanceurs d’avenir, ceux qui réfléchissent à la société de demain.
Et sur le plan économique, que pensez-vous des concepts de capitalisme vert ou de libéralisme égalitaire ?
P. V. : Nous nous dirigeons vers une crise majeure de l’hyper capitalisme en raison de la démesure financière et spéculative. L’effondrement financier, social et écologique du capitalisme nous oblige à envisager l’après. Cela dit, vu l’urgence de la situation, il faut faire feu de tout bois, mais sans oublier l’objectif premier : engager nos sociétés dans une mutation profonde ce qui implique d’être plus audacieux dans la transition écologique, de s’attaquer aux inégalités de façon beaucoup plus radicale, etc. Pour y parvenir, les forces créatrices doivent montrer la voie et elles ne peuvent le faire qu’en changeant d’échelle. C’est ce que je nomme la grande transition, qui repose sur la stratégie du REV alliant le R de la résistance (créatrice), le E de l’expérimentation (anticipatrice) et le V de la vision (transformatrice) auxquels ont peur ajouter le E de l’évaluation démocratique et le R de la résilience refondatrice. Bref, il nous fait travailler à REVER.
Vos conseils à un dirigeant d’entreprise ?
P. V. : Je lui dirai modestement, tenant compte que je n’ai pas cette expérience, que j’essaierai de réattribuer leur sens premier à trois termes clefs qui interviennent dans la vie de l’entreprise. D’abord celui de création de valeurs en redonnant à ce terme celui du sens latin, « la force de vie », qui ne peut se réduire à l’expression monétaire du « value for money ». Ensuite celui de « bénéfices » qui signifie à l’origine : activité source de bienfaits. Enfin celui de « métier », mot né de la contraction des termes « ministère » et « mystère », qui renvoie à la raison d’être, au service fondamental que l’entreprise rend dans la société, et non à sa seule rentabilité financière. Et j’organiserai un échange dans l’entreprise pour demander à mes collaborateurs et mes salariés comment ils vivent ces mots.