À l’occasion du mouvement des gilets jaunes, situation à laquelle cet article ne se résume pas, j’entends de nombreux témoignages sur l’exceptionnelle aventure que ces manifestations font vivre à certains participants. Loin des scènes de casseurs dans les centres-villes, certains évoquent un sentiment de fraternité, la joie d’être ensemble et de participer à quelque chose de commun.
Il y a quelque chose de commun entre l’appartenance à un groupe, avec la joie qu’on peut y éprouver, et le sentiment amoureux. Cette griserie des premiers temps, cette sensation de parfaite adéquation, qu’on est fait l’un pour l’autre. De même, le même élan peut nous porter au sein d’un groupe et faire qu’on se sent compris, englobé, protégé. En couple comme en groupe, cette euphorie des premiers temps laisse place au bout d’un moment à un sentiment plus modéré… ou au désenchantement.
On parle parfois de « confluence » pour désigner ce sentiment de ne faire qu’un. Cela s’applique tout particulièrement au nouveau-né qui ne se distingue lui-même pas tout à fait de sa mère. Il ne sait pas tout à fait où est la frontière entre elle et lui, si ce qu’il perçoit lui appartient ou appartient à sa mère ou encore à l’environnement. On dira qu’il n’y a pas de frontière.
Chez les amoureux, le phénomène est analogue : collés l’un à l’autre, il semble qu’ils ne puissent pas exister l’un sans l’autre. Ils passent de la plénitude de la rencontre à une sorte de vertige de solitude quand l’autre s’absente. « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé », disait joliment Lamartine. Le destin d’un couple au delà de cette période idyllique est indéchiffrable. Parfois, cependant, l’union ressemble tant au mariage de la carpe et du lapin qu’il est facile de prévoir que ce couple-là va rencontrer des difficultés au moment de sa maturité ; car il faut plus alors qu’un jeu entre hormones : il faut, pour que ça dure, des intérêts communs, des convergences, des complémentarités… Les premiers temps servant au fond de rampe de lancement le temps que ces deux êtres s’ajustent.
Il en est de même dans les groupes. Or, dans le cas des gilets jaunes qui nous occupe, il se trouve que nous avons nombre de raisons de penser que la maturité ne va pas aller de soi, après l’enthousiasme des premiers temps.
Car nous sommes bel et bien dans un moment de confluence. En témoigne l’exaltation et l’immense sentiment de fraternité dont je parlais ci-dessus, mais aussi le nombre de personnes qui se sont trouvées entraînées malgré elle dans des actes répréhensibles, dans le sillage de casseurs professionnels. Qu’il nous suffise de lire les comptes rendus d’audience en référé, de pauvres gens, abasourdis eux-mêmes des actes qui leur sont reprochés. « Je n’étais pas venu pour ça », s’excuse l’un d’eux, d’une façon qui à la fois me touche par la candeur et à la fois témoigne de l’embarquement. C’est bien qu’il y a quelque chose de fusionnel dans ce vaste mouvement au point que les êtres ne s’appartiennent plus tout à fait.
D’un autre côté, nous savons aussi que ce mouvement est composé d’un panel de personnes allant de l’extrême droite à l’extrême gauche (en passant par d’autres sensibilités) ; que certains veulent continuer après les annonces du gouvernement et d’autres non ; que certains crient au complot après l’attentat de Strasbourg et d’autres appellent au silence respectueux pour les victimes. Nous savons aussi que les porte-paroles sont multiples et difficilement représentatifs.
Autant de divergences qui peuvent faire douter d’une maturation solide d’un mouvement national.
Ce n’est donc pas une « union » à laquelle fait face le gouvernement, mais une sorte d’agglomérat de colères dispersées qui trouvent un soulagement à les exprimer ensemble. Ce qui explique à la fois la difficulté du dialogue et les comportements déraisonnables.
Ce raisonnement ne permet pas de prédire ce qu’il adviendra du mouvement ; il se pourrait qu’une partie seulement survive, dans une cohérence nouvelle, ou qu’il s’effrite tout simplement. On peut seulement parier à coup sûr que ce n’est qu’après des mutations qu’il pourra se survivre à lui-même.
Laurent Quivogne – http://www.lqc.fr/