Faire des prévisions est difficile. Spécialement en ce qui concerne l’avenir, disait Pierre Dac.
De plus en plus de gens prétendent avoir des lumières sur notre avenir. Pas seulement les voyants et les cartomanciens. Mais des économistes. Quel crédit leur accorder ? Plus le monde devient complexe, plus y interviennent davantage d’acteurs, plus il devient difficile de faire des prédictions C’est ce que souligne l’économiste britannique Mark Cliffe dans un long papier consacré à l’art de faire des prévisions dans le domaine économique. Ce qui est un peu son job en tant que responsable des Recherches au groupe bancaire ING.
Oui, les prévisions sont difficiles, poursuit Cliffe, mais on ne peut pas vivre sans. Ne serait-ce parce que toute décision qui se veut raisonnable – que ce soit sur le plan commercial, politique, ou personnel – s’appuie nécessairement sur une anticipation ? Une anticipation qui porte sur l’état des choses prévisibles au moment où un intervenant attend que l’acte qu’il a posé produise ses effets. D’autant que les gens ont besoin de justifier des décisions qu’ils auraient peut-être prises de toute façon…
Et c’est pourquoi en matière de prévisions, la demande est, paraît-il, insatiable. Elle fait vivre des tas de gens, depuis les dénicheurs de tendances, dans la mode et le design, aux sondeurs et politologues, jusqu’aux prévisionnistes économiques.
L’illusion dangereuse d’avoir prise sur des événements qui nous dépassent.
Or, les économistes, en n’anticipant pas davantage la dernière crise que la plupart des précédentes ont infligé de sérieux dommages à leur science. C’est le point de départ d’une autre économiste britannique, Kate Raworth qui, dans un livre qui vient de paraître en français, La théorie du donut, appelle à réviser tout ce qu’on croit savoir sur l’économie. De manière à y intégrer les problèmes de société et les ressources de la planète. J’y reviendrai.
Le plus dangereux, avec les prévisions, c’est qu’elles risquent de nous égarer par le seul fait de créer en nous l’illusion d’avoir prise sur des événements qui nous dépassent. En outre, certains prévisionnistes attendent des effets précis de leurs prévisions et ont donc tendance à les calibrer en fonction de ces résultats escomptés.
Cela explique notamment pourquoi les gouvernements ont tendance à enjoliver les taux de croissance attendus. Parfois, cet optimisme peut se révéler payant : les gens ont tendance à investir et à consommer davantage si on parvient à les persuader que les perspectives sont brillantes. C’est ce qu’on appelle prophéties autoréalisatrices. Mais ça ne marche pas forcément. Annoncer la baisse tendancielle du taux de chômage ne contribue pas nécessairement à obtenir ce résultat désirable. Ça s’est vu.
Quels conseils donner aux personnes qui font profession de prédire l’avenir… si elles ne veulent pas qu’on les confonde avec des cartomanciennes ?
Les prévisionnistes, prévient Mark Cliffe, devraient se souvenir du vieil adage : mieux vaut être vaguement exact que se tromper avec précision. Quant à ceux qui les lisent ou les écoutent, ils devraient se méfier de toute prédiction basée sur une seule série de facteurs. Or, c’est précisément une des leçons qu’on tire du livre de Kate Raworth. C’est ce qu’elle appelle « prendre en compte l’ensemble du tableau »… Et cela suppose une certaine capacité à penser à nouveaux frais, en se débarrassant des « cadrages » et autres théories construites à la lumière des expériences du passé. Rappelez-vous de ce que disait Keynes : « les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves inconscients de quelque économiste du passé. »
Comme tout le monde, les prévisionnistes sont davantage influencés par les événements les plus récents que par ceux qui se sont produits il y a longtemps. Ce qui fausse leur perspective : comme les militaires, qui ont trop tendance à vouloir gagner la dernière guerre plutôt que de préparer la prochaine, les économistes tendent à identifier la crise qu’ils ont sous les yeux à la précédente. Alors même que les crises du moment ont souvent pour cause les moyens déployés précisément pour combattre les effets de la précédente…
Offrir un cadre conceptuel rendant compte des tendances à l’œuvre.
Il faut aussi se souvenir que les prévisionnistes n’assument pas les mêmes risques que les investisseurs ou les traders. Ceux-ci sont jugés sur les profits qu’ils réalisent. Quels que soient les moyens utilisés pour les obtenir. Personne ne s’attend à ce que les prévisionnistes tombent juste tout le temps. C’est d’ailleurs pourquoi les plus prudents d’entre eux multiplient les pronostics divergents. Statistiquement, cela augmente leurs chances que certains soient confirmés… Winston Churchill avait lancé cette boutade mémorable : quand j’interroge six économistes, dont Keynes, sur ce qu’il convient de faire, j’obtiens sept réponses différentes. Oui, sept : une pour chacun d’entre eux. Et deux fournies par Keynes lui-même…
Non, ce qu’on demande aux auteurs de prévisions, c’est un cadre conceptuel, un cadrage. Je cite Mark Cliffe : « les prévisions les plus significatives sont celles qui offrent des explications utiles et un cadre convaincant pour comprendre les conditions actuelles et les événements à venir. »
Crédit : France Culture