Paradoxe: l’économie de la connaissance n’est gère favorable aux créateurs de contenus.
Rendant compte du livre Capitalism without Capital, un éditorialiste du Guardian relève ce fait troublant : aucun parti politique ne s’est jamais défini comme « capitaliste ». On a connu des partis se réclamant du libéralisme, du socialisme, ou du communisme. « Pourtant, les disciples du modèle le plus puissant répugnent à se réclamer de ce sigle. » Pas de « parti capitaliste ». Bien sûr, l’une des raisons de cette réticence, c’est que le mot « capitalisme » lui-même a surtout été popularisé par ses adversaires. Certes, « capitalisme » fait partie du vocabulaire de l’économiste libéral David Ricardo au début du XIX° siècle, mais c’est Karl Marx, lecteur de Ricardo et son critique le plus radical, qui, au mitant du XIX° siècle, a popularisé les mots capitalisme et capitaliste.
Dans Capitalisme, socialisme et démocratie, Joseph Schumpeter écrivait que l’hostilité envers le capitalisme était tellement générale qu’il était devenu presque impossible de tenter de se livrer à une analyse impartiale de ses résultats concrets. Intellectuellement, l’anticapitalisme est « de règle », écrivait cet économiste, pour s’en désoler. On était en 1942. Et Schumpeter pensait que le capitalisme, malgré ses éclatants succès, ne survivrait pas à la mauvaise réputation qu’on lui avait faite. En suscitant la création d’une intelligentsia influente et d’une importante bureaucratie, toutes deux naturellement anticapitalistes, le système, jugeait Schumpeter, se condamnait lui-même. 66 ans plus tard, il est toujours là.
Mais il est en train de muter.
En pratique, poursuit The Guardian, les nations occidentales ont connu bien des versions du capitalisme, des plus libérales au plus dirigistes. Mais c’est toujours le même système de production et d’échange qui régit nos économies depuis trois siècles. Or les modifications introduites par la révolution numérique sont si fondamentales, poursuit l’éditorialiste, qu’on peut se demander si ce n’est pas la nature même du capitalisme qui est en train d’être métamorphosée.
On ne peut pas isoler cette nouvelle mouture du capitalisme d’autres phénomènes dont nous sommes les témoins, comme la révolution numérique. C’est elle qui a dématérialisé nos consommations. Qui a remplacé le CD par l’abonnement à des plateformes de streaming.
En réalité, nous sommes témoins de trois bouleversements concomitants. L’économie de la connaissance a trouvé son support idéal : le numérique, qui a modifié en profondeur nos manières de consommer. La fragmentation de la chaîne de valeur entraîne une interdépendance jamais vue entre nations : c’est la mondialisation. Enfin, la part des actifs immatériels dans le capital augmente régulièrement. Numérique, mondialisation et capital immatériel vont main dans la main. On ne peut ni les dissocier ni isoler parmi ces trois phénomènes celui qu’on pourrait considérer comme la cause efficiente des deux autres. Ensemble, ils sont en train de provoquer une métamorphose du capitalisme.
Polarisation sociale et prime excessive aux meilleurs dans chaque domaine
Laurent Habib, dans un livre paru aux PUF en 2012, La force de l’immatériel, estimait qu’on était engagé dans un « changement d’ère » ; que le capitalisme était en train de se réformer lui-même d’une manière radicale. Il relevait des phénomènes comme la montée en puissance d’une économie de la fonctionnalité, dans laquelle on vend de plus en plus des services, personnalisés, plutôt que des biens tangibles. Son livre fait une large place à l’économie sociale et collaborative. Nombre d’ennemis du capitalisme croient pouvoir saluer cette métamorphose de leur vieil ennemi — il serait enfin devenu un peu plus intelligent, un peu moins avide.
Les auteurs de Capitalism without Capital montrent que les effets de cette métamorphose ne vont pas tous dans le sens désiré. En particulier, parce que cette nouvelle mouture du capitalisme a des effets de polarisation sociale. Non seulement l’étalement de la chaîne de valeur à travers les continents favorise outrageusement les concepteurs au détriment des producteurs, mais les effets disruptifs des nouveaux services sur de vieilles activités sont foudroyants. Les biens informationnels mis en ligne gratuitement ou sur abonnement par des réseaux ont bien failli ruiner les industries de la presse et de la musique enregistrée, pour prendre ces deux exemples…
Paradoxalement, ce nouveau « capitalisme de la connaissance » n’est guère généreux envers les créateurs de contenus. Il favorise outrageusement un très petit nombre de super gagnants (« the winner takes all »). Et il pousse les innovateurs de pointe, surpayés, à se regrouper au sein de « city hubs » métropoles plaques-tournantes, dont la Silicone Valley est le symbole. On risque de voir la société éclater entre les grands bénéficiaires du nouveau capitalisme et les laissés-pour-compte des vieilles activités. L’élection de Donald Trump a montré la puissance politique de ces derniers.
Deux autres graves défauts des actifs immatériels. Au niveau des entreprises, n’ayant pas de valeur comptable, ils ne peuvent pas servir de garantie aux emprunts bancaires dont une société peut avoir besoin pour se développer. Au niveau des Etats, les biens immatériels rendent bien compliqué le travail des administrations fiscales. Plus encore que les flux financiers, les biens immatériels sont difficiles à isoler, donc difficiles à imposer… Les sociétés mondialisées ont tout intérêt à localiser leurs actifs immatériels dans les pays où ils seront le moins imposés, tout en louant leurs licences à leurs propres filiales dans les pays les plus imposés, afin de faire baisser les bénéfices imposables de ces filiales…
Vous voyez, le capitalisme immatériel n’est pas forcément la panacée.
Crédit : France Culture