Le premier débat sur les « valeurs asiatiques » avait eu lieu dans un contexte précis – au lendemain des évènements de la place Tian « anmen, au cours desquelles des milliers d’étudiants chinois, qui manifestaient pour la démocratie, ont été massacrés par le régime communiste.
Lee Kuan Yew, le Premier ministre de Singapour, avait mis en garde contre l’importation de ce qu’il considérait comme des « valeurs occidentales » — en gros les droits de l’individu face à la prééminence de la cohésion sociale. Il redoutait, disait-il, que la propagation rapide de cette aspiration à la démocratie libérale – à l’occidentale – déstabilise tous les gouvernements de la région et y sème le trouble.
« Valeurs asiatiques »
Ce qu’il entendait par « valeurs asiatiques » se confondait quelque peu avec le régime qu’il avait lui-même imposé à Singapour : une petite nation de gens travaillant dur sous la direction supposée éclairée d’une petite élite dirigeante, incorruptible et clairvoyante. Au nom de la philosophie confucéenne. Les Singapouriens sont généralement considérés comme ayant troqué leurs libertés civiques contre un niveau de développement, de bien-être et de sécurité, en effet, assez exceptionnel. Lee considérait l’Occident tout entier comme décadent. Même l’Australie voisine : une réserve « white trash »…
Déjà, à l’époque, un des plus fameux dissidents sud-coréens, Kim Dae-Jung, s’était opposé aux thèses de Lee sur les « valeurs asiatiques ». Le dirigeant singapourien, disait-il, prêche pour sa propre paroisse : au nom des « valeurs asiatiques », c’est sa propre autorité et son propre pouvoir qu’il défend… Kim Dae-Jung devait être élu président de la République de Corée en 1998, devenue alors une démocratie incontestable et exemplaire.
Et la théorie qui accorde une supériorité aux valeurs asiatiques, dans la mesure où elles assurent une plus grande harmonie aux sociétés marquées par la philosophie confucéenne, avait subi un fameux revers lors de la crise asiatique de 1997.
Dans son livre The Future is Asian, le politologue indien Parag Khanna reconnaît que la célébration des valeurs asiatiques était alors quelque peu « prématurée ». Mais c’est pour ajouter aussitôt que les Asiatiques, eux, ont tiré toutes les leçons de cette crise – en se débarrassant des gouvernements paternalistes incompétents et en mettant de l’ordre dans le « capitalisme de copains » qui régnait à l’époque. Alors que les Occidentaux sont loin d’avoir tiré toutes les conséquences de leur crise de 2008.
Philosophie conservatrice
Le confucianisme a accompagné et favorisé la « première modernité ». Mais il a entravé la « seconde ».
On a dit parfois du confucianisme que c’est l’équivalent asiatique du protestantisme chrétien.
C’est une philosophie conservatrice – c’est pourquoi Mao Tsé Toung la combattit vigoureusement, en particulier durant la Révolution Culturelle – qui prône une forme de société très hiérarchisée, sous la direction d’une élite méritocratique et paternaliste. Elle met l’accent sur la responsabilité de l’individu envers l’Etat ; d’où le fait qu’elle est parfois présentée comme une sorte de religion civique. Elle célèbre la famille et au sein de celle-ci, la prééminence du père. Elle prône le respect des anciens. On a dit parfois du confucianisme que c’est l’équivalent asiatique du protestantisme chrétien. Travail, droiture, sens des responsabilités, décence et réserve.
C’est pourquoi le confucianisme a accompagné la modernisation dans plusieurs pays d’Asie orientale, comme le démontre une universitaire allemande, Carmen Elisabeth Schmidt, dans un article, paru l’an dernier, dans la revue Asian Journal of German and European Studies. Elle y développe une thèse fort intéressante.
Le confucianisme, écrit-elle, a favorisé et accompagné la première modernité en Asie orientale. Les sondages montrent que les pays marqués par cette philosophie sont, à égalité avec les pays protestants européens, ceux qui ont opéré le plus nettement le passage d’une conception religieuse du monde à une vision sécularisée et rationnelle. L’importance de l’éducation, le respect de l’autorité, des règles établies et des hiérarchies a accompagné cette première modernisation « wébérienne », si l’on veut. Ces pays d’Asie orientale ont connu une modernisation économique très rapide, pilotée par des structures bureaucratiques jouissant d’une forte autorité. C’est l’époque des « dragons ».
Un mythe de plus
Par contre, le confucianisme, parce qu’il met l’accent sur l’autorité et la responsabilité et non sur la liberté individuelle, a entravé la seconde modernité ; celle qui voit monter l’exigence d’expression individuelle et qui accompagne le cosmopolitisme culturel.
Mais elle montre aussi que, contrairement à la thèse des « valeurs asiatiques », l’aspiration à la démocratie demeure très élevée en Asie, et même en Chine – même si le contenu que donnent les Chinois à ce concept est peut-être moins libéral qu’en Occident. La démocratie autoritaire leur paraît garantir plus de stabilité. Par contre, les Chinois plébiscitent l’égalité entre les sexes et les droits de l’homme. Davantage que les Japonais et les Coréens. Les élections libres sont moins plébiscitées.
Bref, les « valeurs asiatiques » pourraient bien être un mythe de plus…
Crédit : France Culture