Invité du CJD, Gérald Bronner a répondu aux nombreuses questions de l’assistance et à celles de Dirigeant Magazine. Deuxième et dernière partie de ce rendez-vous avec le sociologue.
Vous avez travaillé avec de jeunes radicalisés et tenté d’ébranler leurs certitudes. Pourquoi est-il si difficile de faire changer d’avis une personne ?
Gérald Bronner : Quelque chose me paraît fondamental ici : le biais d’ancrage mis en lumière par Daniel Kahneman. Quand on est neutre sur un sujet, les premières informations créent un sillon de dépendance narrative. Souvent des groupes constitués porteurs de représentations du monde et d’idéologies vont investir très vite la narration, notamment en termes de santé publique. Si une situation énigmatique survient comme une intoxication alimentaire d’origine indéterminée ou des malformations de naissance, les récits proposant d’en rendre compte précéderont le plus souvent l’analyse scientifique et les médias s’en empareront en utilisant éventuellement le conditionnel. On a tendance à réagir aux attaques faites à la rationalité, mais il est souvent trop tard. L’effet d’ancrage est déjà constitué. L’énergie nécessaire pour revenir sur un point de vue est plus importante que celle pour aller vers ce point de vue. La temporalité est donc fondamentale. Le premier récit possède un avantage concurrentiel. J’avoue ne pas avoir de données scientifiques sur cette question, mais une intuition forte.
Dans cette nébuleuse informationnelle où tout semble avoir la même valeur et chacun détenir sa vérité, comment retisser du lien social ?
G.B. : Aucun récit collectif n’émerge aujourd’hui. Nous n’avons plus de récit en commun, mais il existe des récits communs. L’islamisme en est un, d’un point de vue sotériologique, de la façon de vivre ensemble, de régir les mœurs, etc. Il y en a un autre, très fort, c’est un récit apocalyptique : la collapsologie. Certains sont persuadés que tout va s’effondrer et à force de le marteler, cela peut constituer une forme de prophétie autoréalisatrice, ou tout du moins avoir un fort effet de découragement, une démobilisation généralisée. Il faut en revenir à la rationalité, même si ce discours semble aujourd’hui un peu désuet. Le rationalisme est un humanisme. C’est aussi un universalisme. Dans le débat public, il faut combattre certains acteurs – peu nombreux, mais très actifs, comme le PIR – qui visent à segmenter, à fragmenter nos identités et qui nous disent que finalement, nous n’arrivons pas à nous comprendre les uns les autres. Si vous êtes blancs, vous ne pouvez pas comprendre un noir. Ces acteurs vont alors pratiquer l’intersectionnalité. Une expérience plus subtile consiste à intégrer de nouvelles variables. Si vous êtes noir, homosexuel et gros, vous vous situez alors à un croisement. A la fin ne subsistent que des identités individuelles, situées aux croisements d’une infinité de variables.
Quid alors du vivre-ensemble ?
G.B. : Cela pose un problème. Les intersectionnels ont raison d’une certaine façon : nous sommes tous très différents, notamment par notre socialisation. Il y a bien une infinité de variables qui nous définissent et nous déterminent. Mais ils oublient quelque chose de fondamental : il y a aussi de grands invariants. Les biais cognitifs par exemple. Nous les possédons tous, quels que soient nos origines éthiques, nos confessions religieuses, notre genre, nos orientations sexuelles… L’erreur révèle notre universalité et c’est là son aspect positif. Nous devons revenir à la philosophie des Lumières, mais informés du développement de la psychologie de l’erreur et des neurosciences. Et sans naïveté ! Nous devons tenir compte du fait que nous sommes extrêmement faillibles, mais cela nous rappelle que nous sommes tous des êtres humains. Il y a bien une commune humanité qui permet de nous comprendre. Même avec un salafiste radicalisé, il y a possibilité de fraternité mentale à un moment donné. Nous possédons le même système nerveux. Et c’est cela qui nous permet d’ailleurs de défendre l’égalité. Quel autre argument ? Pourquoi les femmes sont-elles les égales des hommes ? Elles sont pourtant physiquement plus faibles en moyenne.
C’est pourquoi je le répète : le rationalisme est un universalisme. C’est de cette base, très solide scientifiquement, que nous pouvons refonder un récit, y compris peut-être un récit politique.
Implicitement, quand nous parlons d’égalité, nous parlons d’égalité du système nerveux, c’est-à-dire de nos capacités cognitives. Il y a de petites différences à la marge, mais il y a égalité. Les compétences sont les mêmes. C’est la même chose avec la couleur de peau. D’ailleurs une personne dont le système cognitif est altéré perd un certain nombre de droits. Les personnes séniles ou déficientes mentalement ne peuvent voter que sous la tutelle d’un juge. Ils ont des droits, mais aménagés. Donc la substance même qui fonde l’égalité et l’universalisme, ce sont les caractéristiques cognitives de l’humanité. C’est pourquoi je le répète : le rationalisme est un universalisme. C’est de cette base, très solide scientifiquement, que nous pouvons refonder un récit, y compris peut-être un récit politique. C’est une invitation à vivre ensemble, quelles que soient nos différences. Mais à condition de ne pas céder sur la défense de la rationalité dans le débat public. C’est la condition de la reconstruction de ce récit commun. Il faut faire attention aux minorités actives. Certains croyants se sentent offensés par certains propos ou théories (comme celle de Darwin) et ne veulent plus les entendre. A un moment donné, l’arbitre, ça doit être la rationalité, le consensus de la communauté scientifique. La rationalité ne doit pas être défendue de manière abstraite. Je crois en la fraternité et ça m’émeut de le penser. Il y a un dispositif émotionnel dans ces propositions. L’histoire n’est pas écrite. Aux rationalistes de relever leurs manches et d’être convaincants. C’est notre aventure. Chacun peut œuvrer à sa façon, à son niveau.