C’est sans doute la personne qui, en France, connaît le mieux les patrons. Professeur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Michel Offerlé a en effet pris depuis de nombreuses années le patronat français pour objet d’études. Un objet que ses confrères sociologues rechignent à se saisir, souvent pour des raisons idéologiques…
Vous avez publié en 2017 un riche ouvrage sur ce que signifie aujourd’hui être patron en France. Peu d’études sont aussi fournies sur cette question en France. Comment expliquez-vous cela ?
Michel Offerlé : Cet ouvrage a commencé par une aventure pédagogique avec mes étudiants, dans le cadre d’un atelier Sorbonne-ENS sur le métier de patron. Il s’agissait de leur faire découvrir, par l’enquête, un monde assez méconnu des universitaires et particulièrement des sociologues. Ce projet s‘est élargi ensuite et l’idée m’est venue de faire un gros livre de sociologie accessible à un public plus large. L’ouvrage Patrons en France est donc une mise en perspective des travaux actuels sur les mondes patronaux, un état des lieux des manques ; et aussi une illustration vivante de la diversité des entrepreneurs. Les 36 courts chapitres relatent des vies patronales présentées par un commentaire et un large extrait d’entretien qui a servi de base à notre enquête. Si modèle il y a, il faut le chercher dans le collectif dirigé par Pierre Bourdieu en 1993 au Seuil[1], dans lequel il n’y avait qu’un seul patron.
Pourquoi la sociologie en France semble s’intéresser aussi peu aux patrons ?
Michel Offerlé : Les livres sur les patrons sont rares. Il y a un ouvrage ancien écrit par deux journalistes André Harris et Alain de Sédouy publié en 1977 intitulé Les Patrons. Les économistes et les gestionnaires s’intéressent moins aux patrons « concrets » qu’aux entreprises comme agents économiques. Et les sociologues, sauf rares exceptions (Dudouet, Joly ou Zalio par exemple) ont toujours cultivé une méfiance certaine à l’égard d’un milieu qu’ils jugeaient rétif – souvent à juste titre — à l’enquête : manque de temps, suspicion à l’égard d’un sociologue forcément hostile et critique à l’égard du monde économique. Travailler sur les patrons, c’était perdre son temps, voire son âme. Cette défiance réciproque peut, nous le montrons dans cet ouvrage, être dépassée, et, comme le prouvent de récents articles et des thèses soutenues sur les milieux entrepreneuriaux, le « terrain » patronal, devient un terrain accessible et les patrons des enquêtés presque comme les autres.
Vous regroupez dans votre étude patrons du CAC 40 et patrons de TPE/PME. Mais entre un artisan et un dirigeant-salarié au salaire confortable accroché à un golden-parachute, la différence est énorme. Cet écart rend-elle seulement pertinente cette catégorie de « patron » ?
Michel Offerlé : Ce n’est pas une surprise, mais c’est le premier résultat du livre : cette catégorie qui tient socialement « LES patrons » – dans les médias, dans les représentations sociales, dans les stigmatisations manifestantes — est la catégorie sociale la plus hétérogène culturellement (de l’autodidacte au bac plus 10, si l’on prend cet indicateur). Pour ne rien dire des écarts faramineux de revenus (sans doute de 1 à 1000) ou de patrimoines (de 1 à 100 000, sinon plus).
Qu’est-ce qu’un « vrai patron » ? Celui qui a créé son entreprise ? Celui qui, après avoir créé son propre emploi, en a créé d’autres ? Celui qui cherche à grandir et à s’internationaliser ? Celui qui dirige (le grand patron, le haut dirigeant opposé au petit patron ou au « gros » commerçant) ? Ou bien encore cette génération aussi médiatisée et mythifiée de startupers très diplômés rêvant de licornes et cultivant la « disruption » et la morale de l’échec créatif ?
Cette tension se retrouve dans de nombreux chapitres du livre quand des patrons disent qu’ils n’ont rien à voir « aux gens de là-haut, les parachutes, les machins, les trucs », ou quand ceux d’en haut disent qu’ils n’auraient jamais pu, su ou voulu créer une entreprise. Il y a plusieurs types de métiers dans cette enveloppe globale et des manières très diverses d’endosser ces rôles sociaux, en fonction de sa propre trajectoire. Entre un point de vue gestionnaire et un point de vue psychologisant, largement orchestré par des coachs, il y a une place pour une analyse sociologique des métiers de patrons. C’est ce à quoi cet ouvrage invite, en présentant une « galerie de portraits » contrastés, de l’artisan carreleur au dirigeant salarié de Pernod-Ricard, du patron de PME de la métallurgie au grand dirigeant de multinationale créateur d’un cabinet de consulting, du cafetier kabyle à la dirigeante de la branche française d’une multinationale, du cadre quinquagénaire au chômage qui crée son entreprise à l’héritier patrimonial, qui reprend « l’affaire » de son père, voire une « maison ». Cela se manifeste clairement dans les dénominations que nos interviewés s’appliquent à eux eux-mêmes et aux autres. Qu’est-ce qu’un « vrai patron » ? Celui qui a créé son entreprise ? Celui qui, après avoir créé son propre emploi, en a créé d’autres ? Celui qui cherche à grandir et à s’internationaliser ? Celui qui dirige (le grand patron, le haut dirigeant opposé au petit patron ou au « gros » commerçant) ? Ou bien encore cette génération aussi médiatisée et mythifiée de startupers très diplômés rêvant de licornes et cultivant la « disruption » et la morale de l’échec créatif ?
Vous parlez dans votre étude d’ethnocentrisme entrepreneurial ». Comment le caractérisez-vous ?
Michel Offerlé : J’aurais dû parler d’ethnocentrismes au pluriel, tant les situations sont plurielles. Nous sommes tous ethnocentriques. Nous universalisons notre vision du monde social et nous parlons depuis la position que nous occupons dans l’espace social. L’ethnocentrisme des universitaires à l’égard des patrons est intéressant à observer. Les chefs d’entreprise ont une fierté particulière eu égard à leur trajectoire. Beaucoup ont été salariés et jettent un regard amer sur leurs anciennes hiérarchies, sur l’incompétence de leur petit patron, la dénonciation de la bureaucratie des grandes boîtes… Ils pensent aussi que beaucoup de salariés s’encroûtent dans leur travail et la figure du fonctionnaire est pour beaucoup d’entre eux un repoussoir qui confine au renoncement, au manque de maîtrise sur sa vie voire à la fainéantise. Alors qu’eux se donnent comme des « gros bosseurs », comme des gens « qui ne comptent pas leurs heures », contrairement aux « jeunes », aux « glandeurs » qui ne veulent pas travailler, puisque « on ne trouve plus de personnel ».
Cet ethnocentrisme coupe-t-il les chefs d’entreprise de certaines réalités quotidiennes ?
Michel Offerlé :Dans certaines parties de la hiérarchie patronale, il y a une certaine forme de « hors-sol » social, qui voient le monde de très haut, et méconnaît, de par les formes de contacts qu’ils ont avec le réel, les aléas de la vie quotidienne ordinaire. En ce sens, ceux-là sont parfois aussi coupés du monde que certains hommes politiques très professionnalisés. L’ensemble des chefs d’entreprise a une défiance plus ou moins vindicative à l’égard des hommes politiques, de gauche d’abord, mais aussi de droite : « Regardez le patrimoine des ministres » me dit un grand patron en 2016, « aucun d’entre eux n’a d’actions, comment peuvent-ils savoir ce qu’est une entreprise ! » L’actuel président de la République et ses équipes managérialisées peuvent réconcilier certains d’entre eux avec le monde politique. La sociologie est un antidote à l’égard de l’ethnocentrisme, mais les chefs d’entreprise lisent peu et encore moins des ouvrages de sciences sociales.
Quelles sont les autres composantes de l’identité sociale du patron ?
Michel Offerlé : Il faudrait à nouveau parler des patrons au pluriel. Toutefois toute identité est aussi une identité contre. Et ce qui fait leur unité — négative — ce sont leurs bêtes noires voire leurs ennemis. Moins pour les grands dirigeants salariés qui ont une surface plus large, quoique « l’État », soit pour eux une source de préoccupation (son périmètre, son action, son efficacité, sa prolifération de normes). Quant aux autres, ces patrons de TPE-PME, ils se méfient souvent voire détestent l’URSSAF et ses contrôles, le RSI, les charges donc l’État, ses fonctionnaires et ses dirigeants politiques, les syndicats dans l’entreprise (et surtout la CGT et donc la menace des prud’hommes) et aussi la figure du banquier qui n’est aucunement au service des entreprises. Si unité patronale il y a, elle peut se situer dans l’idée que les chefs d’entreprise sont les mieux placés pour savoir comment faire tourner l’économie et comment alléger le fardeau de la réglementation et des charges « laissez-nous faire »). Au-delà, les clivages internes entre un haut et un bas, les petits et les gros reprennent leurs droits ; les sous-traitants contre les donneurs d’ordre, les métiers nobles et les filières peu légitimes.
[1] Pierre Bourdieu, la misère du monde, Seuil, 1993.