La démocratie libérale est contestée, défiée. Mais que valent les autres modèles de gouvernement ?
Dans de nombreux pays, on peut avoir le sentiment que la démocratie est fragilisée, contestée. Que lui reproche-t-on, à notre démocratie ?
La plus ancienne démocratie du monde, le Royaume-Uni, offre le spectacle pitoyable d’un Parlement incapable d’envoyer un message clair à l’exécutif sur la gestion du Brexit, décidé par une majorité électorale. Chez nous, en France, le gouvernement, malgré l’immense pouvoir dont il dispose, apparaît tout aussi incapable de faire face à des émeutiers de plus en plus violents. Ils viennent de mettre à sac la plus célèbre avenue d’Europe.
Récemment, dans Le Monde, le philosophe Marcel Gauchet reconnaissait la montée d’une demande d’efficacité politique, qui se traduit par une aspiration à davantage d’autorité. Mais ajoutait-il, ces « confuses tentations autoritaires sont dépourvues d’idéologie et ne disposent ni de force sociale ni d’organisation politique pour les porter ». Hélas, ce n’est plus si sûr. La démocratie est peut-être plus fragilisée qu’il y paraît.
Que s’est-il passé en un quart de siècle, pour que la démocratie libérale soit passée de destin inéluctable du genre humain, au statut de régime affaibli et menacé ? Après la chute des régimes communistes, à l’Est, Fukuyama imaginait que le monde entier allait adopter le modèle occidental de gouvernement – « le plus mauvais à l’exception de tous les autres », selon la formule fameuse de Churchill. Aujourd’hui, notre régime le gouvernement « du peuple par le peuple pour le peuple », comme disait Abraham Lincoln, doit faire face à des concurrents inattendus. Il a perdu de son assurance. Il apparaît sur la défensive.
Le vrai défi : la démocratie illibérale
Dans « Comment gouverner un peuple roi », l’ouvrage qu’il vient de publier chez Odile Jacob, le philosophe français Pierre-Henri Tavoillot pointe les trois déceptions qu’engendre, de nos jours, la démocratie : elle souffre d’une crise de la représentation ; elle donne le sentiment d’une impuissance publique ; elle est atteinte d’une profonde crise de sens. Mais quelles alternatives ?
Certes, la théocratie conserve ses partisans. La révolution islamiste d’Iran a paru incarner, un moment, une alternative possible au gouvernement du peuple. Mais il est vite apparu que, Dieu demeurant silencieux sur les urgences politiques et sociales de l’heure, ce sont ses interprètes proclamés – les mollahs chiites en l’occurrence, qui s’arrogent l’interprétation de ses intentions secrètes. Les dictatures franches et nettes, genre Corée du Nord ne font rêver personne.
Non, le défi le plus pressant auquel doivent répondre nos démocraties, c’est celui de la démocratie illibérale. Pressant, parce qu’il a pris racine au cœur même de l’Europe et qu’il tend à s’étendre. Or, ce type de régime prétend apporter des réponses aux causes de déception envers la démocratie, énumérées par Tavoillot.
Crise de la représentation, impuissance publique, crise de sens…
Crise de la représentation ? Viktor Orban répond : affranchissons-nous des contrôles juridictionnels et de celui de certaines agences internationales, qui brident et limitent la volonté du peuple. Impuissance publique ? Réponse des illibéraux : la séparation des pouvoirs est un facteur d’affaiblissement de la volonté nationale. Chez nous, le gouvernement met les juges au pas et contrôle l’opinion via les médias publics. Et nous, nous gagnons les élections… Crise de sens ? C’est bon pour l’Europe de l’Ouest, gagnée au multiculturalisme. Assumons, nous, notre identité hongroise ou polonaise, européenne et chrétienne.
Le modèle singapourien.
Mais Tavoillot identifie la matrice intellectuelle du régime qui, aujourd’hui, constitue le principal défi au modèle de la démocratie occidentale. Il vient de Singapour. Et son inventeur s’appelait Lee Kuan Yew. De cette Cité-Etat portuaire, qui manquait de tout et même d’eau potable, ce législateur a fait l’un des pays les plus riches du monde – le 6° pour le PIB par habitant, l’un des plus stables, bref un modèle. La « doctrine Lee », résume Tavoillot, peut se définir comme » la promotion d’une république autoritaire et méritocratique, fondée sur un_Etat interventionniste et social, et géré par une élite au service de l’intérêt général, dans le cadre d’uneéconomie de marché. »
Un politologue canadien qui enseigne en Chine, Daniel A Bell – à ne pas confondre avec le sociologue Daniel Bell – est devenu le principal théoricien et zélateur du modèle singapourien. Dans The China Model. Political Meritocracy and the Limits of Democracy, il accuse la démocratie occidentale de confier imprudemment le pouvoir à des personnalités parfois incapables de l’exercer.
Les majorités ne sont pas nécessairement éclairées, ni à même de s’informer de la réalité des problèmes, écrit-il. Elles peuvent être tentées d’opprimer une minorité au sein de la population. Le modèle singapourien, tel que le décrit Daniel A Bell, c’est une tentative de réconcilier démocratie et méritocratie – je cite cet auteur : « Singapour pratique la démocratie à la base, l’expérimentation au milieu, la méritocratie au sommet. » Les dirigeants sont sélectionnés par une élite éclairée, selon la philosophie confucéenne, pour leurs capacités intellectuelles, leur sens social et leur vertu.
Brice Couturier
Le 7-06-2019