En latin, entreprendre se dit ad gredior. Verbe qui signifie aussi « aller vers » et « agresser ». L’entreprise serait ainsi, dans une certaine mesure, une agression de notre environnement. Et peut-être du monde en général, pour ne pas dire de la planète.
Petite anecdote personnelle. Congrès du CJD 2012, l’un des invités est Jean-Marc Jancovici qui nous explique que le PIB et la croissance dépendent aussi des lois de la physique et que chaque euro de chiffre d’affaires ou chaque euro d’argent public, y pour financer les prestations sociales, nécessite une dépense d’énergie. Et que notre formidable croissance des dernières décennies est due à une source d’énergie non seulement bon marché mais aussi très concentrée qui s’appelle le pétrole. Et que, par conséquent, la difficulté de plus en plus grande à en trouver va amener à une inévitable décroissance (voir son site pour en savoir plus). À la pause, je lui achète un ouvrage qu’il dédicace tandis que je lui demande s’il existe des entreprises vertueuses… Je suis à l’époque dans le numérique. Tous les salariés sont en télétravail et n’ont donc pas de transport. J’espère secrètement qu’il me dise oui. « Dans quelle branche êtes-vous ? me demanda-t-il. — L’informatique, ai-je répondu — Dommage ! conclut-il. »
Un mouvement de transformation de notre environnement
Pour la petite histoire, il songeait à l’impact du numérique dont les chiffres actualisés en 2018 montrent qu’il produit davantage de CO2 que le transport aérien (4% des émissions) et que ça augmente de près de 9% par an. À ce rythme, ce sera davantage que l’automobile en 2015 (pour ceux que ça intéresse, c’est ici).
Cet épisode n’a cessé de me poursuivre avec cette sorte de double lien : les ressources sont plus rares et doivent être économisées et même utilisées de façon plus sobre, d’une part ; une entreprise, quelle qu’elle soit, nécessite des ressources et d’autant plus qu’elle croît, d’autre part.
Refuser à l’homme son existence
Ceci touche à ce que j’évoquais en début d’article : une entreprise est une « agression » du monde ; du moins une façon de bousculer le monde, de le changer, le faire tourner autrement. L’apparente innocuité de son activité sur le plan écologique, par exemple une société de conseil, ne masque pas d’une part la nécessité d’utiliser des infrastructures qui consomment des ressources ni le propos plus large que toute activité économique, pour trouver sa place, doit chambouler son secteur. Si j’ouvre une boulangerie, je vais perturber la vie du boulanger d’en face. Certes pas une agression au sens où on l’entend généralement, avec de la violence, mais néanmoins un mouvement de transformation de notre environnement qui, en général, ne nous a rien demandé.
D’un côté, nous pouvons ainsi renoncer à toute entreprise. C’est ce que prônent certains mouvements de décroissance radicale. Et je sais que cette tentation existe d’une façon ou d’une autre chez la plupart d’entre nous et qui se traduit par la volonté de « ne pas déranger ». Mais refuser que l’être humain ait un impact sur son environnement, c’est à peu près refuser son existence. Et, bien que nous puissions avoir le désir de changer, nous ne pouvons pas ne pas être ce que nous sommes, des êtres humains qui se sont révélés, depuis toujours, des créatures de la classe des prédateurs, jalouses de leur territoire.
Ce qui fait de notre futur une chose complexe où notre survie nous impose quasiment d’aller contre notre nature. Si nous sommes capables de cela, alors cela marquera à jamais la singularité de notre espèce.
Laurent Quivogne
Le 6-06-2019